Un Mr. Tisane exigeant
MA FABRIQUE À M'EN FOUTRE
Un Mr. Tisane exigeant
À l'époque, Mr. Tisane souhaitait que j'augmente la part des « prix posés », c'est-à-dire un forfait incluant un prix fixe pour la pose et le déplacement, sans visite préalable d’un artisan. Il voulait uniformiser certains tarifs en établissant des moyennes, ce qui n’enchantait pas les artisans. En effet, certains chantiers étaient plus rentables que d’autres, et les artisans ne voulaient pas compenser leurs pertes sur certains projets par des gains sur d’autres. J’étais d’accord pour instaurer des « prix posés », mais uniquement pour des tâches très simples, et à deux conditions : que le chantier soit accessible et qu’aucune modification ne soit nécessaire. Pour les clients, tout semble toujours simple et peu coûteux, mais la réalité est souvent bien différente. Je me souviens particulièrement des poses de revêtements de sol comme le PVC ou la moquette. Une fois sur place, il y avait souvent des imprévus : par exemple, il ne s’agissait pas simplement d’enlever un ancien revêtement posé, mais de le décoller, ce qui nécessitait ensuite un ragréage. Finalement, l’artisan se déplaçait pour rien, perdant une demi-journée de travail, tandis que je devais gérer un client mécontent, car il avait pris une journée de congé pour « rien ». Alors oui, j’avais ma part de responsabilité, mais je n’étais pas le seul. Il me semble qu’à ce jour, il y a encore beaucoup de litiges, et je ne suis pas sûr que cette branche prospère bien au sein de la société. D’un point de vue moral, je suis partisan d’interdire ces pratiques, car elles ébranlent le marché du bâtiment.
Je pense qu’il est nécessaire de limiter les structures, pour éviter que des firmes toujours plus puissantes n’imposent leur bon vouloir. Il y a une quarantaine d’années, nous avions beaucoup de petites quincailleries qui proposaient à la fois des pièces basiques et des pièces rares, parfois improbables. Aujourd’hui, la grande distribution a écrasé ces petites quincailleries, et nous n’avons plus accès à ces pièces improbables qui nous manquent régulièrement. Nos logements vieillissent moins vite que la technologie qui les équipe. Autrefois, le quincaillier faisait vivre sa famille et employait souvent deux ou trois personnes, qui elles-mêmes avaient des familles à nourrir. Une partie des problèmes de notre société vient de ce déséquilibre entre les grandes firmes et l’artisanat. Au final, tout le monde touche à tout sans rien faire vraiment bien.
Mon état d’esprit et mon comportement n’étaient pas toujours au goût de Mr. Tisane-du-Moment. Il faut croire que je ne faisais pas infuser la sérénité comme il l’aurait souhaité. Un jour, il a donc décidé de me convoquer pour discuter de « choses et d’autres », comme il disait avec cet air solennel qui cache mal un soupçon d’agacement. Mais, avant d’entrer dans le vif du sujet, permettez-moi une petite touche d’humour, histoire de détendre l’atmosphère. Vous verrez, ça finit toujours par faire sens dans ce genre de contexte... ou pas.
Confidence pour confidence, je vais me dévoiler un peu plus. Allez, soyons honnêtes, on a tous notre double-face. Moi, à 18 ans, je jonglais entre les mondes. D’un côté, j’étais un fier militaire dans une base aérienne, affecté à la gendarmerie (oui, rien que ça !). De l’autre, un jeune qui vivait ses permissions comme si c’était des vacances « all inclusive ». À l’époque, ma solde était de 435 francs. Autant dire qu’après deux sandwiches et un paquet de clopes, le compte était déjà dans le rouge. Alors, lors d’une permission, j’ai « emprunté » la Mercedes de ma sœur pour aller chercher des pièces de voiture en Allemagne. Avec moi, un pote gitan sédentarisé (à l'époque, j'avais le béguin pour sa sœur). Mon compère avait des interdictions de territoire un peu partout, dont en Allemagne. On se croyait dans un film de gangsters. Évidemment, les douaniers allemands ont cassé l’ambiance direct : « Demi-tour, les Français ! ». Pas grave, me suis-je dit, jusqu’à ce qu’on tombe sur les douaniers français au retour (eh oui, à cette époque l’Europe n'était pas ce qu'elle est actuellement). Et là, grand moment ! Menottes aux poignets, ils ont fouillé la voiture comme si on transportait un trésor national. Ils ont démonté les sièges, les portes… tout ! Heureusement pour nous, on n’avait pas encore récupéré les pièces à la casse. Sinon, on finissait en taule pour un pare-chocs !
Mais revenons aux années 2000, lorsque je reçois une convocation au bureau principale de ma fabrique. Vous vous demandez sans doute quel est le rapport entre cette anecdote sur ma jeunesse, et ce rendez-vous ? Difficile de me suivre, mais vous allez comprendre quelques lignes plus bas, enfin je l'espère. En arrivant dans le bureau, je me dis que c’est une petite formalité… sauf que non. Je débarque, et là, surprise : un comité d’accueil digne d’un épisode d’Inspecteur Derrick. Autour de la table, cinq personnes pour m’interroger : le commissaire Mr. Tisane (oui, oui, et il était tout sauf relaxant), un responsable du personnel régional, un flic des affaires internes, un expert financier, et un greffier. Comme dans le film avec Terence Hill, Mon Nom est Personne (seul contre tous). Là, c’était du sérieux. Ils voulaient tout savoir : comment je fais mes devis, mes commandes, mes rendez-vous, et même si je mettais bien la clim dans mon bureau ?
Entre nous, mon bureau ressemblait davantage à un bocal qu’à un véritable espace de travail. Et pour couronner le tout, il était stratégiquement placé à côté des toilettes clients. Merci pour le défilé incessant... et les parfums variés, disons… « uniques », laissés par chacun et chacune d’entre eux. Une expérience sensorielle inoubliable, vraiment. Pendant une heure et demie, j’ai tenu bon. Mais franchement, ils ne manquaient que le projecteur dans les yeux pour compléter l’interrogatoire version film noir. Le commissaire, lui, c’était le boss des boss : un vrai « beau fumier ». Je suis sûr qu’il aurait bien voulu que je prenne mes cliques et mes claques pour aller planter des patates au bout du monde. Moi, j’appelle ça du harcèlement bien ficelé. Et le pire ? Je sais que je ne suis pas le seul à avoir goûté à ce genre de pratiques. Certains collègues ont fini en dépression, d’autres ont démissionné, et moi, je suis resté là, médusé, en mode : « Ben merde alors, c’est quoi ce bazar ? » Ce qui est sûr, c’est que si quelqu’un me disait que la direction ignorait ce genre de pratique, je lui répondrai : « Mon œil ! » Mon coté trop m'a bien aidé cette foi ci..
Les problèmes liés à la pose persistaient. Parfois, les matériaux n'arrivaient pas à temps ou les artisans ne respectaient pas leurs délais, ou fournissaient un travail de mauvaise qualité. Pour pallier ces problèmes, j'ai fini par ouvrir ma propre entreprise, que j'ai appelée JQID, en utilisant les initiales des prénoms des membres de ma famille. Mon directeur n'y voyait pas d'objection, à condition que je démissionne au moindre problème. J'ai demandé un passage à mi-temps pour concilier les deux activités. Mais ! Pas folle, la guêpe. Il devait m’attendre au tournant, bien sûr. Pourtant, à l’époque, je ne le voyais pas du tout comme ça. Je ne suis pas le dernier des imbéciles, mais j’ai cette (trop ?) belle habitude de rarement voir le mal. Peut-être est-ce grâce à une bonne étoile qui veille sur moi. En parallèle, j'ai continué à travailler pour ma fabrique. Durant les cinq années suivantes, tout s'est bien passé. Les rayons me sollicitaient même pour certains travaux, notamment pour préparer des panneaux d'exposition. Mon rendement était bon, et mon entreprise progressait. Les artisans savaient que je surveillais leur travail et que je déduisais les corrections éventuelles de leurs factures. Cela limitait les malfaçons. Mon objectif était de faire ce que les entreprises ne voulaient pas faire, un créneau porteur, il faut le reconnaître. Un petit boulot qui ne prenait généralement pas plus d'une journée.
Un Mr. Tisane aux méthodes douteuses
Mr. Tisane n'appréciait pas que je ne suive pas ses directives. Finalement, il a décidé de ne pas renouveler le contrat d'un étudiant de notre service et a exigé que mon associé ou moi-même quittions le service. Selon lui, une seule personne suffisait, les résultats chiffrés n'étant pas à la hauteur. Mon associé, ne souhaitant pas retourner en rayon, était réticent à partir. De mon côté, bien que j'aurais pu légitimement rester, j'ai choisi de quitter le service. Mr. Tisane m'a alors proposé de choisir un poste en rayon, mais aucun ne m'intéressait vraiment. Peu de temps après, une personne du service entretien a été licenciée pour avoir travaillé au noir, vêtue de son uniforme de la fabrique, chez un vendeur de saucisses à proximité de la fabrique. C'est finalement moi qui ai pris sa place.
À cette époque, l’entreprise avait lancé un service de pose à domicile, avec des locaux dédiés et du personnel pour assurer la mise en œuvre et la gestion de ces prestations. Tout le dispositif était concentré sur la région parisienne. Malheureusement, ce projet n’a pas rencontré le succès escompté. De nombreux problèmes sont survenus, notamment des travaux mal réalisés, car les employés n’étaient pas suffisamment compétents. Les responsables, quant à eux, manquaient d’expérience. Selon moi, l’échec est également lié au fait que la société ne souhaitait pas rémunérer ses employés au-delà du strict minimum, ce qui a conduit à recruter un personnel peu impliqué et désintéressé. De mon côté, on m’a demandé de mettre en place une organisation, mais avec très peu de moyens, voire aucun. Pour aggraver la situation, je n’étais pas rémunéré à ma juste valeur. Ce rôle dépassait largement celui d’un simple responsable de rayon, payé 1 480 euros. C’est là tout le problème de cette entreprise : elle refuse de reconnaître et de rémunérer le travail à sa juste mesure, il n’y a pas de place à la méritocratie.
Avec le temps, j'ai compris que Mr. Tisane voulait me pousser à démissionner. Il a finalement pris sa retraite. C'est étrange, car peu de temps avant, je l'avais rencontré. Je le taquinais en lui disant qu'il était temps de partir, et apparemment, ce n'était pas du tout à l'ordre du jour. Confidence pour confidence, je le comprenais : se retrouver à la maison avec sa femme... moi non plus, je n'en aurais pas eu envie. À mon avis, il a simplement goûté à sa propre médecine. Et franchement, je ne vais pas mentir : c’est bien fait pour lui. Les membres qui l'accompagnaient à l'époque ont également connu des fins de carrière compliquées ou à des mutations, chacun récoltant ce qu'il avait semé. Comme on dit : on finit toujours par payer pour ses actes. J'aurais pu leur en vouloir, mais je n'éprouve pas d'animosité envers eux. Au final, je finis même par les plaindre.
Les permanences
Ah, les souvenirs de mes premières permanences… Un pur bonheur, vraiment. Dans les années 1995, j’ai commencé à faire des « perms », et à l’époque, ça ne me dérangeait pas. La direction était partie pour deux jours de coalition stratégique – ou d’un gros gueuleton, allez savoir – et moi, simple conseiller de vente, je me retrouvais à jouer les responsables sans titre ni salaire correspondant.
Ma toute première permanence ? Un cauchemar absolu. Imaginez : seul face à l’inconnu, sans aucun manuel pour expliquer quoi faire en cas de pépin, et encore moins une liste des entreprises à contacter. Vers 16h30, une coupure électrique survient, les alarmes s’enclenchent, et un attroupement de génies inutiles se forme autour de moi. Heureusement, c’était le printemps, une belle journée ensoleillée. La lumière naturelle perçait à travers les vitrines, sauvant tant bien que mal l’ambiance lugubre de la fabrique plongé dans le noir. Direction le tableau général basse tension (TGBT), où je ne trouve rien de particulier : pas de disjoncteur sauté, rien. Alors, je prends mon téléphone – probablement un bon vieux Nokia – et appelle un électricien « recommandé » par la compta. Il arrive, farfouille un peu, et, surprise, ne trouve pas la panne non plus. Pendant ce temps, le moteur diesel du local sprinkler tourne à plein régime. Moi ? Totalement dépassé. À 25 ans, fraîchement débarqué de mon petit quartier, j’étais loin d’être prêt à gérer ça. À 20h, tout s’arrête. La fabrique est hors service, mais au moins le dernier client a pu payer. Les caisses ? Intouchables. Les collègues ? Bons conseilleurs, ils rentrent chez eux sans se poser de questions. Moi, je reste seul, perdu dans l’obscurité, à gérer une fabrique plongé dans le noir avec un réseau informatique hors d’usage et de l’argent encore dans les tiroirs-caisses. Avant de partir vers 21h, je glisse un mot sur les parebrises des voitures sur le parking – principalement celles de la direction, rentrée tard dans la nuit : « URGENT : Appelez-moi, problème en cours ». Résultat : retour à la fabrique à plusieurs reprises dans la soirée. À 5h du matin, le téléphone sonne. Soulagement : les chefs sont là, enfin. En cinq minutes, un technicien EDF trouve la panne, un fusible inaccessible sauf pour eux. Bravo les artistes. Et moi ? À 5h du matin, je suis là, à compter les caisses avec le contrôleur de gestion de ma fabrique, pendant que les autres dorment tranquillement dans leur lit. Cette petite expérience traumatisante ne m’a pas découragé. J’ai continué à accepter des permanences pour remplacer les collègues, et, petit à petit, c’est devenu une pratique normale.
Quand je suis passé au poste d’entretien, les choses se sont corsées. Je devais faire le tour de la fabrique avec chaque nouveau membre de la direction, expliquer le fonctionnement, pointer les zones à problèmes, et m’assurer qu’ils comprennent bien les zones à emmerdes. Mais quand venait l’heure des formations obligatoires pour toute la Boîte à Tisanes, devinez quoi ? Personne ne se présentait. À partir de ce moment, adieu tranquillité. Toutes les semaines, même en vacances, mon téléphone sonnait à la maison pour des demandes d’aide. Je n’avais pas de permanence officielle, mais, en bon samaritain, je répondais toujours. Oui, j’en suis partiellement responsable, mais cela prouve bien que tout le monde s’en fichait royalement de ma petite poire. On ne s’est jamais demandé comment je vivais ça, ni pourquoi personne ne participait pas aux formations du vendredi. Et quand venait l’heure de parler réévaluation salariale ? Ah, miracle : toutes ces interventions étaient oubliées comme par magie. Oui, ils étaient vraiment doués pour se dédouaner. Le discours classique : « J’ai essayé, mais ce n’est pas ma faute. » Entre ça et le turn-over incessant de notre direction, c’était peine perdue. Le chef qui arrive ne vous défend pas, ou alors pas à votre juste valeur. Bref, une belle bande de fumiers, égaux dans l’égoïsme.
Prochainement Episode 4