Les petits riens qui vous gâchent la vie

MA FABRIQUE À M'EN FOUTRE

                                          Les petits riens qui vous gâchent la vie

      Savoir dire non

J’ai l’impression que cela ne s’arrête jamais. Lorsqu’on travaille à l’usine, on a des missions courtes (par exemple, fabriquer une pièce). Mais au magasin, il n’y a jamais la satisfaction d’avoir fini son travail, car on a sans arrêt des tâches qui s'ajoutent. Je culpabilise car je n’ai pas fait tout ce qui m’a été demandé, et les missions annexes continuent de se rajouter, sans être de mes compétences. Tout est toujours en mouvement, ça change tout le temps. C’est fatiguant et usant, et cela se voit au niveau du personnel : les cadres changent régulièrement, épuisés. C’est un tourbillon dans lequel on est déstabilisé et on a du mal à savoir où l’on est. Pourtant, on dit souvent à nos jeunes que le travail n’est pas tout dans la vie. Vous n’avez pas fini d’un côté, qu’il faut recommencer de l’autre. Il n’y a plus de fin de travaux. Toujours de plus en plus vite, ce n’est pas pour aujourd’hui, c’était pour hier et de plus en plus. Ma charge de travail a changé sans que j’en prenne conscience. Sans interruption, petit à petit je perds le recul nécessaire pour avoir la satisfaction d’un travail effectué.

Je me sens coupable de l’excès des tâches qui me sont demandées, car je n’ai jamais eu le courage de dire « non ». D’un autre côté, je me mets à leur place et j’aimerais que l’on me dise « oui » plutôt que « non ». Mais qui me dit « oui » à moi ? Pas beaucoup de monde, au final. Je reconnais que je suis un peu susceptible et que quand je demande un coup de main, j’ai besoin de ressentir que la réponse est un « oui » immédiat et sincère. Dans le cas contraire, je finis par remercier. Mais peu importe ce que vous faites, il y a toujours une personne pour dire que ce n’est pas bien et pour vous faire recommencer. Il faut toujours répéter, répéter et répéter des choses.

Mais n’imaginez pas que c’est mieux ailleurs, les entreprises que je vois intervenir pour des réparations diverses ne sont pas mieux. La plupart ne respectent pas les délais, et chez eux aussi l’incompétence est bien présente. Il n’y a plus de réparation dans le sens même du terme, maintenant ils ne font que remplacer. Ce n’est pas bon pour le portefeuille, et encore moins pour la planète. Vous vous dites sans doute : « Change les entreprises », mais cela fait partie des contrats signés par la société et que je ne peux pas changer. Une raison de plus pour faire soi-même le maximum. Par manque de temps, je ne contrôle plus les entreprises pour leurs interventions. Souvent, le travail est mal fait, mais c’est trop tard car j’ai signé l’intervention.

Je ne sais pas dire « non » et c’est tout mon problème, encore plus avec la gente féminine. Les méthodes de travail ont beaucoup changé. Malgré toutes les bonnes attentions que l’on donne aux employés, le stress augmente. Et ce, malgré tous les aménagements qui ont été mis en place dans notre société. Il y a 30 ans, la salle de pause avait une superficie de 30 m², elle était sobre et rudimentaire, mais la rigolade était toujours présente. De nos jours, plus rien n’est pareil. Tout est fait pour que nous nous sentions chez nous. Une pièce à vivre collective de plus de 150 m², une salle zen, une autre pour la sieste, télé, jeux vidéo, mobilier agréable... Ne soyons pas aveugles, ce n’est pas un cadeau anodin. Le personnel est de plus en plus sollicité. Avant, le manager nous motivait pour un rendement à 100% et maintenant il est de 200%. Cela ne dure qu’un temps, car chacun à notre tour, nous prenons conscience de l’exploitation dont nous sommes un peu plus partie prenante chaque jour. La société de manière générale prend conscience que le bien-être au travail est important. Dans les années 2000, on rigolait des conditions de travail chinoises et nos discussions sur le sujet nous laissaient perplexes. Aujourd’hui, nous sommes les Chinois d’hier. Il n’y a pas que dans notre société que cela se passe ainsi, dans le privé et le public d’ailleurs. Il n’y a plus moyen de prendre du recul et d’avoir la satisfaction d’un travail bien fait. Depuis 7 ans, le magasin est fini, avec une superficie équivalente à deux fois celle d’avant, donc forcément la surcharge de travail augmente, et je suis toujours seul à la réaliser. Au quotidien, une surcharge de travail, un téléphone qui sonne tout le temps, des choses à faire et refaire, des entreprises qui ne respectent pas les délais… je finis par baisser les bras et me voilà genoux à terre.

De plus, je vois aussi au fil des années une dégradation certaine de nos relations avec le client. Il est devenu exécrable, exigeant pour tout et ne faisant attention à rien. Le client, pénible, se croit tout permis. Je m’énerve parfois en voyant des gens entrer dans le magasin et se diriger immédiatement vers un vendeur pour lui demander où se trouve telle ou telle chose. Sans même avoir essayé de chercher ! On dit que « le client est roi », et pendant longtemps je n’ai eu aucun mal à appliquer cette maxime. Mais depuis peu, je n’y arrive plus. Si je le pouvais, je distribuerais des claques toute la journée. D’ailleurs, j’ai déjà dit dernièrement à un client que si nous étions à l’extérieur, je lui aurais mis un poing dans la figure. On dirait que c’est la loi du plus fort. La hiérarchie nous demande de garder notre calme, pas toujours évident. Tout cela, les dirigeants de la société le savent.

Les relations avec les collègues

Durant toutes ces années, je me suis rarement fâché avec un collègue. Je me souviens d’un certain JC, du rayon outillage. À l’époque, les inventaires, c’était tout un événement, réparti sur deux jours ! On commençait par les réserves, et à la fermeture exceptionnelle de 18 heures, l’inventaire du magasin pouvait enfin démarrer. Tout se faisait à la main : désignation, référence, prix, écrit de nos propres mains. L’informatique ? Elle n’était pas encore dans notre quotidien. Seule la comparaison entre le stock informatique et le stock physique passait, bien entendu, par le système. En général, la première journée se finissait vers 23 heures, pour reprendre le matin à 5 heures. Et là, on passait la journée entière à compter, recompter, vérifiant chaque article. Enfin, aux alentours de 19 heures, à la fin du dernier jour et en attendant les résultats, j’ai voulu prendre un peu d’avance pour le lendemain, histoire de récupérer quelques tubes de colle au rayon outillage. Le code du travail ? Pas toujours scrupuleusement respecté, car sur deux jours je faisais entre 22h et 25h.

Je m’approche donc de JC, lui demande : « Ça te dérange si je prends des tubes de colle en stock ? ». Il me répond du tac au tac : « Prends tout ce que tu veux, moi, je m’en fous ». Sans plus y réfléchir, je vais me servir. Le lendemain matin, le responsable me tombe dessus pour me remonter les bretelles. J’avais, selon lui, « vidé son rayon » ! Justifié ou non, je file directement voir ce bon vieux JC. Je suis direct : « La prochaine fois que tu racontes que j’ai vidé le rayon sans dire que c’était avec ton autorisation, je te sors à grands coups de pied dans le derrière, et on s’explique entre quatre yeux ! ». Et là, je le pousse un peu. Il reste figé, bouche bée, incapable de dire ou de faire quoi que ce soit. Il a été tellement surpris que, pendant les 20 années qui ont suivi, il ne m’a plus jamais embêté.

Malgré cette exception, j’ai plutôt bon caractère. Je ne suis pas du genre à chercher les embrouilles, mais ça ne veut pas dire pour autant que j’apprécie tout le monde. Nous sommes tous le con de quelqu’un. J’ai tendance à passer outre les problèmes, même si j’ai raison.

Je n'ai que très rarement informé la direction de comportements inacceptables de la part de certains collègues. Du moins, rien de vraiment méchant, à l'exception d'une fois. Il s'agissait d'un jeune danseur de hip-hop qui semblait avoir des problèmes dans presque tous les aspects de sa vie, et encore plus avec son poste de travail. Je lui avais pourtant dit à plusieurs reprises de ne pas faire certaines choses, des actions liées à la sécurité. Je lui ai toujours adressé les choses directement, mais à chaque fois, il finissait par m'insulter. Un jour, j'ai pris une photo de lui, que j'ai envoyée à la Boîte à Tisanes. Je n'étais pas le seul à me plaindre, et la plupart des personnes qui lui faisaient une remarque se retrouvaient dans une situation conflictuelle. Il a fini par être licencié. Il y avait des abus de toutes sortes, temps de pause, agressif, insultant et bien d’autres. Je n'étais pas le seul à avoir signalé cette violence verbale, mais aucune action n'a été prise. J'imagine que ce n'est pas facile de prendre des décisions difficiles en menaçant d'un licenciement. Je pense que si son responsable avait fait son travail, il ne serait peut-être pas arrivé à cette situation. Fin de l'histoire. Parfois, il suffisait qu’un nouveau Mr. Tisane arrive pour que, comme par magie, certains fainéants se mettent enfin au travail. Mais pour combien de temps ?

Les primes

Parlons un peu de notre système de primes… ou devrais-je dire, des fameuses « promesses de primes » qui ne collent plus vraiment, ni à mes attentes ni aux efforts que j’ai déployés. Après 37 ans de carrière, avec des hauts glorieux et des bas plus terre à terre, je constate que ces primes, censées récompenser mon travail acharné, ressemblent davantage à un mirage dans le désert qu’à un vrai coup de pouce, surtout quand on pense à la retraite. Faites le compte sur plusieurs années et vous verrez comme moi que ce n’est pas la banque de France. Et pendant ce temps, la famille à la tête de la boîte semble vivre une belle vie, malgré l'augmentation des actionnaires. Ce n'est pas pour dire, mais le gâteau est de plus en plus gros pour eux, alors que pour nous, on se partage les miettes… et encore, si on a de la chance. Après tant d’efforts, je me rends compte que je me suis plus fatigué à courir après des pépites qu'à en trouver !

Soyons sérieux deux secondes... Enfin, pas trop quand même, hein ! Parlons de ce fameux système de primes, ou devrais-je dire de « l'art de récompenser sans vraiment récompenser ». Après 37 ans de bons et loyaux services, avec des moments de gloire (si, si !) et des galères dignes des Jeux Olympiques, je me rends compte que mes primes, censées valoriser mon dur labeur, n’ont jamais vraiment pesé bien lourd. À ce rythme, ma retraite risque de ressembler à un abonnement illimité aux nouilles instantanées. Vous avez raison, je me défoule.

Et pendant ce temps-là, la famille Grande Boîte à Tisanes semble jouer au Monopoly en mode « prospérité illimitée », alors que moi, je n'arrive même plus à acheter une rue avec mes efforts. Sérieusement, plus je bosse, moins je gagne. J’ai trimé, sué, vidé des seaux, débouché des WC, et pour quoi ? Pas pour des pépites, ça c'est sûr.

Et en parlant des primes, on peut aussi évoquer les augmentations. Chaque année, nous avions la possibilité de demander une augmentation individuelle. Et chaque année, c’était la même rengaine : « Ce n’est pas de ma faute, c’est celle des autres si on ne peut pas vous augmenter ». Incapable d’assumer ses décisions, Mr. Tisane ! Et dès qu’il fallait se confronter, il se dérobait, détournait la question, et passait à autre chose (ce manque de franchise n'était en fait qu’un comportement de notre hiérarchie). Je veux bien croire qu’il n’est pas facile de dire « non » à un collaborateur. Mais avec ses années d’ancienneté, il se croyait au-dessus des règles, du genre « faites ce que je dis, mais pas ce que je fais ».

Je sais bien que mon discours peut paraître un peu... direct (mais vous aimez ça, avouez). Dans un monde pro où tout semble conçu pour que les élites aient des sièges dorés et nous, des ventouses à WC, parfois, je me prends à rêver. Oui, rêver d’un grand jour où ces élites devront déboucher leurs propres toilettes. Imaginez la scène, franchement, ça mettrait tout le monde d’accord. Ah, et au fait, pour ceux qui se posent la question : oui, Mr. Tisane est un responsable que j’ai (ou que j’ai eu). Avec un nom pareil, il apporte au moins un peu de zen à tout ça… enfin, presque. Vous pouvez constater que mon regard a changé, les choses sont bien différentes des années passées. Le recul est prospère à la critique.

Au printemps 2024, j’ai osé demander une revalorisation de mon salaire. Après 40 ans de bons et loyaux services, je trouvais que 2 100 euros nets par mois, ce n’était pas exactement le jackpot. Et là, grande générosité : on m’a offert une prime de 300 euros. Une prime ! Comme un pourboire pour un bon comportement. J’ai voulu la refuser. Pourquoi ? Parce que je ne demandais pas une aumône, mais un salaire équitable, aligné sur celui de mes collègues au statut similaire au mien. Mais voilà, je n’ai jamais appris à me vendre. Moi, je comptais sur la reconnaissance de mon travail, naïf que je suis. Je ne suis pas là pour tendre la main comme un mendiant. J’avais besoin d’une vraie reconnaissance, un geste qui parle… pas une tape dans le dos suivie d’un « Continue comme ça, champion ! ».

J'ai toujours eu du mal à connaître ma véritable fonction. En discutant avec mon entourage et avec du recul, j'en ai déduit que j'étais un « marginal sécant ». Qu'est-ce que ce mot veut dire ? Je suis la jonction entre tous : les entreprises, la Boîte à Tisanes et le siège. Je n'ai aucun pouvoir, mais je suis écouté de tous ( du moins quand ca arrange). Je peux influencer par mon expérience et mes compétences. Je suis également la cerise sur le gâteau, car je fais encore beaucoup de travail pour des raisons économiques. Des individus comme moi, il ne doit pas y en avoir des masses dans notre société, et pourtant vous ne me regardez pas toujours comme il se doit, enfin, seulement quand cela vous arrange. En 40 ans, je n’ai jamais reçu de reproche justifié. Oui, je dis bien justifié, parce que des remarques absurdes, ça, il y en a eu. Et c’est sans doute pour cette raison que je suis toujours là : je fais mon boulot, je ne bronche pas trop fort, et je souris à l’occasion. Aujourd'hui, je continue de faire de mon mieux. Enfin, de ce qu'on peut appeler le mieux avec les moyens qu'on me donne. Ou, devrais-je dire, avec les moyens qu'on ne me donne pas. Bref, je ne vais pas m'étouffer à force d'applaudir leur gestion. Posez-vous la question de combien coûte la mise en rayon effectuée par un chef de secteur. Je n'ai pas fait de grande école économique, mais c'est bien trop cher pour cette besogne. Mais j'en reparlerai un peu plus tard.

2024

En 2024, je peux dire que je fais toujours consciencieusement mon travail et, mieux encore, que j’y trouve du plaisir. Avec l’expérience acquise au fil des années, j’économise aujourd'hui du temps et de l’énergie. Je suis toujours polyvalent, mais désormais uniquement quand cela me convient. Mon vécu professionnel m’a apporté de l’assurance et, après des périodes de désaccords, j’ai clarifié mes intentions de rester dans l’entreprise tout en posant mes conditions et les limites. J’avais envisagé la possibilité d’un licenciement, mais cette porte s’est vite refermée, l’indemnité étant jugée trop élevée : j’avais proposé un mois de salaire par année de service. Ils savent qu’il en faudrait deux pour me remplacer, sans vouloir me vanter, c’est juste la réalité. Avec cette mise au point, je pense avoir franchi le dernier grand tournant de mon parcours dans cette entreprise.

Désormais, mes journées suivent un rythme de travail qui me convient parfaitement, et à l’approche de la retraite, je n’ai plus l’ambition de révolutionner les choses. Depuis mon dernier épisode de surmenage, j’ai décidé de me limiter strictement à mes missions. En ayant abordé la possibilité d’un licenciement, je me sens moins facilement influençable.

L’idée d’occuper un poste plus tranquille ne me déplairait pas, et je trouverais sûrement des choses à faire. Le placard me conviendrait. Je rends encore service de temps en temps, mais c’est devenu rare. Ce qui n’a pas changé, ce sont mes convictions concernant la gestion des déchets.

Prochainement épisode 7

Ma fabrique à m'en foutre et l’écologie

Les petits riens qui vous gâchent la vie