Les années fastes

MA FABRIQUE À M'EN FOUTRE

J’ai toujours aimé l’atmosphère de ma première fabrique qui, sans le savoir, était devenue petit à petit une deuxième maison. J’y ai grandi et pris une multitude d’habitudes. A un point où j’y étais presque comme chez moi. Des souvenirs, j’en ai un plein chariot. En 1987, on ne parlait pas de sécurité, mes premiers clients je les servais en baskets, jean et chemise rose. En été, il y avait une température de 35°C, alors qu’en hiver on atteignait péniblement les 10°C. Les rayons les plus éclairés étaient à visiter en hiver, car les ampoules réchauffaient l’atmosphère, alors qu’en été ils étaient à éviter car trop chauds. Nous étions environ 50 employés, avec des méthodes de travail rudimentaires et anarchiques. J’étais jeune et j'avais tout à construire. Petit à petit, les copains de quartier s’effaçaient pour ceux que je rencontrais au travail. Il y avait aussi les clients avec qui je sympathisais, et pour qui je faisais quelques travaux de carrelage, moyennant finance bien-sûr. Pour exemple, à mon mariage la présence des collègues était normale, ainsi que celle de certains clients (eh oui, c'était comme ça avant). Malgré les caractères bien trempés, il faisait bon vivre à ce moment-là, une ambiance chaleureuse régnait dans l’entreprise. Nos journées de travail se ressemblaient plus ou moins où les heures ne sa comptais pas.

Durant toutes ces années, l’ambition d’un poste n’était pas ma priorité, même s’il était facile d’évoluer. À l'époque, mon chef de secteur m'avait proposé de rejoindre une autre fabrique pour saisir de nouvelles opportunités et évoluer. Même si j'ai beaucoup apprécié sa confiance et son soutien, je n'étais pas complètement à l'aise avec l'idée, car j’allais gagner en responsabilités et je connaissais mes difficultés à garder mon calme face à certaines situations. Rappelons-nous que le monde n’a pas été bâti par des moutons. À moins, bien sûr, qu’on parle de tricoter des pulls... Là, peut-être. Mais sérieusement, j’en viens à croire que ce sont ces mêmes moutons, bien dociles, qui finissent par nous plomber, toujours à suivre le troupeau sans réfléchir.

Il y a toujours eu un turn-over important dans cette fabrique, et de ce fait, on peut s’interroger sur les valeurs réelles de l’entreprise, qui tente pourtant de se positionner en tant que leader sur le plan humain. La première raison de ce turn-over était évidemment un salaire trop bas, et l’activité de manutention de marchandises qui n’attirait guère. Pour ma part, je me suis projeté dans le temps. Comme mon père, je préférais privilégier un emploi stable dans une grande société. Lui, par exemple, a travaillé dans une entreprise pendant 40 ans, malgré les différents plans sociaux. C’était un ouvrier sans diplôme, mais il gagnait bien sa vie. En 1992, à la fin de sa carrière, il était conducteur d’engins et touchait l’équivalent de 2 500 euros par mois, ce qui était un excellent salaire pour l’époque. À ce moment-là, la paie correspondait vraiment au travail accompli, sans passer par des grilles rigides. Mon père savait lire, mais pas écrire. La guerre était passée par là, et, avec elle, la honte de ne pas savoir écrire. Je me souviens que, dans de rares moments, il demandait à une caissière de remplir un chèque pour lui, prétextant qu’il avait oublié ses lunettes. Mais bon, passons...

J’ai toujours eu à l’esprit qu’il était plus judicieux de travailler durement jusqu’à 50 ans, mais qu’après, je voulais moi aussi profiter de la vie avec tous les avantages que la société pourrait m’offrir. A cette époque, la vie sociale n’était pas le plus important, je privilégiais la vie active, sans que cela ne m'empêche de fonder une famille. L’entreprise était en pleine expansion économique. En me plongeant dans les souvenirs, je prends conscience que tout était possible jusqu’aux années 2000. Dans la diversité de nos tâches, il y avait les déplacements pour des formations métiers, des produits, des achats, des visites d’usines, etc. Les moments les plus mémorables sont sans aucune ambiguïté ceux passés au siège dans le sud ou le nord de la France. Une ambiance de vacances planait au-dessus de nous. Les réunions étaient vivantes, presque théâtrales, autour de la table il n’y avait que des personnes à convictions, et nous étions toujours des petits groupes d’une dizaine de personnes. Une âme familiale y régnait et à ce moment-là, il n’y avait pas de cantine : le soir et jusqu’à pas d’heure dans la nuit, on se retrouvait à faire la tournée des bars. Il n’y avait pas que nous, employés modestes, mais également les responsables et directeurs. La société payait quasiment toute la note. L’entreprise comptait nos salaires, mais pas l’argent qu’elle dépensait dans son fonctionnement ou qu’elle mettait à la poubelle. Je précise que les employés respectaient les limites des notes de frais, tandis que celles des cadres étaient extensibles. C’est encore le cas maintenant en 2025, du moins pour certains.

Tant que le tiroir-caisse sonnait, beaucoup de choses étaient possibles. J’ai connu deux périodes où les robinets se sont fermés, mais pour chacune d’elle cela a duré moins de six mois. En dehors de ces périodes, toutes les raisons étaient bonnes pour prendre un verre : un bon chiffre, une opération commerciale, une implantation, un record battu… et une soirée était financée. Nous étions tous jeunes, et après le travail il y avait régulièrement des soirées chez l’un ou l’autre. Il y avait aussi beaucoup de rencontres, des couples se sont faits et d’autres défaits. Les nuits passaient vite, trop vite, à un point où le rasage du matin se faisait dans les toilettes de la fabrique. Les situations cocasses de la nuit nous donnaient le sourire le lendemain et chacun retrouvait sa place. Dans les réserves, on avait installé une télévision pour les matchs de foot qui se déroulaient en journée. Je pense notamment à la Coupe du Monde de 1998. Cigarettes et boissons alcoolisées étaient autorisées, malgré un incendie des réserves en 1987. Et après l’alcool et les relations amoureuses, il y avait les drogues douces. Certains fumaient leurs joints dans les réserves, et ensuite réalisaient des ventes complètement folles. Durant l’année 2000, nous avons atteint les limites du raisonnable. Difficile pour la direction de faire une remarque, car elle-même faisait comme nous. Il en était de même pour les autres fabrique. J’imagine que la France fonctionnait de la même sorte.

Dans les années 1990 et 2000, l’entraide entre nous se faisait naturellement. Le mot « polyvalence » n’existait pas, mais c’était plutôt « l’entraide entre potes ». Les tâches quotidiennes étaient, en ces temps, bien physiques, mais elles ne nous empêchaient pas de dormir. Les vols et petites magouilles étaient déjà bien présents, mais les employés se contentaient de babioles. Les cadres se débrouillaient en se faisant livrer des cadeaux directement à la maison par les fournisseurs. Bien sûr, tout ceci était à l’image du monde, avec une déviance organisationnelle. Certains faisait leurs courses le dimanche en fermeture, et passaient à la caisse le lendemain. Ben oui, ils sont honnêtes nos dirigeants ! Je me souviens plus précisément d’un directeur qui m’avait acheté du matériel, je lui ai demandé combien de remise il voulait. Avec le sourire, je lui ai fait 50 %. J’ai même fini par le lui installer chez lui, et durant mon temps de travail !

Malgré tous les excès, la société fleurissait. Il y avait plusieurs ouvertures chaque année, l’entreprise grandissait sur le marché français et faisait ses premiers pas à l’étranger. Vers 1995, le sens du partage prenait tout son sens. Les primes devenaient intéressantes (enfin ! plus de sept ans après l’ouverture de la fabrique), et à cela s’ajoutait la revalorisation des actions. La première année, la revalorisation de la part était de 80 %, et ensuite elle tournait entre 20 et 35 % de plus l’an. L’investissement était plus qu’intéressant, mais quand on a 30 ans, tout est à construire. Avec la rémunération que j’avais, il était difficile d’investir la totalité des primes. En définitif, il n’y avait que les gros salaires qui se frottaient vraiment les mains.

Le temps s’est écoulé et je n’ai rien vu venir, me voilà 37 ans après mon arrivée dans ma fabrique à m'en foutre. Si j’utilise le mot « fabrique à m'enfoutre » c’est parce que ma vision de l’entreprise a changé. Difficile de trouver de la compétence et des employés motivés. Je trouve que la nouvelle génération qui va devoir nous remplacer n’est pas motivée, et trop calculatrice. Avant même de travailler, les jeunes donnent leurs exigences, au niveau du salaire et des horaires principalement. De nos jours, les méthodes de travail ont beaucoup évolué. Une intégration pour les nouveaux arrivants est obligatoire. Avant, nous n’avions pas ça, la débrouille était le fil conducteur. L’intégration consiste à expliquer les premières règles de sécurité et de vie qui s’affinent avec le temps. Bien sûr que tout se signe et s’archive en cas de problèmes. Il est logique de s’imaginer que c’est une façon pour la société de se dédouaner, mais pas uniquement. La prévention collective sur les accidents en est à l’origine. Avant, tout était permis. Maintenant, pour faire quelque chose, il faut systématiquement une autorisation, même pour la conduite d’un chariot ou tire palette électrique, l’utilisation d’un escabeau, d’un cutter… jusqu’à 4 jours de formation pour changer une ampoule (j’exagère un peu). Dans une certaine mesure, je dirais que c’est bien mais il est tout important de garder une forme de sélection naturelle. Depuis toujours, l’entreprise sollicite le personnel, pour faire et refaire l’aménagement des rayons. Malheureusement, aujourd’hui la plupart des employés ne sont pas bricoleurs et n’ont pas eu l’éducation du danger. De ce fait, la plupart des accidents arrivent par manque de compétence et de temps.

Un accident de travail coûte en moyenne 30 000 euros selon ma fabrique à m'en foutre, mais… je n’en suis pas sûr ! Une somme lourde, mais jamais aussi écrasante que les conséquences humaines qui se cachent derrière ce chiffre. La société s’efforce de réduire ces accidents, un engagement qui pourrait sembler noble. Pourtant, ne soyons pas dupes : ces efforts sont motivés avant tout par des contraintes économiques et réglementaires, bien plus que par une réelle considération pour le bien-être des collaborateurs. Les coûts des assurances grimpent inexorablement, mais cette pression financière ne suffit toujours pas à remettre en question un modèle économique qui repose sur une main-d’œuvre bon marché. Un bon employé, cela a un prix. Et c’est là que la société échoue. Elle préfère miser sur des profils polyvalents, capables de tout faire... mais rarement experts dans ce qui compte vraiment. Le résultat ? Une entreprise qui forme, qui enseigne, mais qui ne retient pas. C’est une excellente école, oui, mais une école qui voit ses meilleurs élèves partir dès qu’ils en ont l’opportunité, attirés par des horizons plus valorisants. Une fuite des talents qui rappelle tristement celle des étudiants de nos grandes écoles, formés grâce à la matière grise française et financés par l’économie nationale, pour finalement mettre leur expertise au service de pays où leurs compétences sont mieux reconnues... et mieux rémunérées. Je sais de quoi je parle. J’ai deux enfants brillants, dotés d’un niveau d’études supérieures. À mon grand regret, je les ai « perdus ». Pas à cause d’un accident ou d’une tragédie, non... Mais parce qu’ils ont choisi de vivre ailleurs, là où leur valeur est estimée à sa juste hauteur. Une perte symbolique, certes, mais ô combien représentative de ce que notre système ne parvient pas à préserver. Je suis bien conscient que le sang neuf a aussi son intérêt. Trouver le bon équilibre, cependant, n’est pas toujours chose facile.

Aux alentours des années 1995-2000, j'avais exprimé le besoin de changer de poste. Je m'ennuyais : j'avais fait le tour de mon rayon et la routine avait pris le dessus sur mon quotidien. J'avais besoin de sortir de ma zone de confort. Les opportunités ne manquaient pas et, parmi toutes celles disponibles, j'ai choisi un poste récemment créé, dont le titulaire quittait la France. À ce moment-là, le poste consistait principalement à réaliser des devis multi-rayons. Au fil du temps, le poste a évolué sans que cela ne soit vraiment planifié. Je suis passé des devis multi-rayons à la gestion des commandes multi-rayons, pour finalement superviser la pose des produits chez les clients en collaboration avec nos sous-traitants. Pour éviter certains problèmes logistiques, je préparais moi-même les commandes que les artisans venaient récupérer le jour de la pose. Cela réglait quelques soucis, mais il n'était pas toujours simple de jongler entre les attentes des clients, les exigences de la boîte et les aléas des artisans.

Prochainement Episode 3

Un Mr. Tisane exigeant

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