La place du travail

MA FABRIQUE À M'EN FOUTRE

Voilà un sujet qui me tient à cœur. Pour moi, le travail représente une vie dans la vie, et m’aide à trouver un équilibre entre obligation et passion. N'oublions pas que le regard extérieur de nos enfants et de nos proches n’est pas à prendre à la légère. Je préfère entendre : « Papa bosse et n’est pas toujours présent » plutôt que : « Papa est dans le canapé à boire une bière ». La société dans laquelle j’ai fait ma carrière (je l’appellerai ici « Ma fabrique ») m’a permis de conserver une stabilité et un rythme, tantôt soutenu, tantôt calme, dont j’ai toujours eu besoin. J’y ai trouvé toutes sortes de situations dans sa diversité humaine et protocolaire, ainsi que des amis, et je peux dire que la jeunesse de mon esprit est le résultat des presque 37 années passées sous l’enseigne. La diversité des femmes et des hommes qui y ont travaillé à mes côtés ont affûté quotidiennement mon regard sur la vie ; d’ailleurs je me suis toujours comparé à eux pour damer mon chemin. Aujourd’hui, je comprends mieux l’importance d’une diversité par l’âge, mais aussi culturelle : les modes de vie des autres ont changé mon ouverture d’esprit, qui s’est affinée. Certains m’ont montré des valeurs à retenir, et d'autres à ne pas suivre.

Si j’avais usé de mon métier initial (carreleur), je n’aurais jamais été celui que je suis maintenant. Vous devez peut-être vous demander quel est le lien entre ma boite et la profession à laquelle j’étais destiné. C’est très simple. Bien que très peu reconnue dans notre société, la pénibilité du travail sur chantier se traduit par des maladies professionnelles, bien plus importantes que ce que l’on nous fait croire. Les sondages ne sont qu’un reflet qui cache une réalité bien déguisée, pour exemple le verre à moitié vide ou à moitié plein : nous pouvons tous interpréter de deux manières un sondage ou un chiffre. Prenons un groupe d’individus travaillant dans le bâtiment. Les conditions de travail (comme la chaleur, le froid, l’humidité, la poussière, le bruit et la non-reconnaissance de leur travail) transforment une grande partie des travailleurs en alcooliques et en fumeurs. L’alcool et la cigarette finissent par s’imposer, non pas pour la convivialité, mais pour oublier la pénibilité physique et morale de leur métier (je précise que je parle de ma génération). Moi, travaillant dans ma fabrique, dans un environnement tempéré à l’abri des poussières, avec un peu de reconnaissance (pas suffisamment, bien sûr), je peux aussi fumer et boire, mais plus pour des raisons conviviales, pas pour décompenser d’un mal-être quotidien. Les statistiques de la Sécu et de la CARSAT sont disponibles à celui qui cherche. En restant dans ma fabrique, je me suis donc donné, sans le savoir, plus de chances de bien vieillir. Je devrais quitter le monde du travail dans un meilleur état physique que si j’étais allé vers ce à quoi j’étais destiné. J’en conclus que ce choix fait sans le savoir est plutôt gagnant. C’est un point que je tiens à souligner et je l’attribue à la faveur de ma bonne étoile.

Aujourd’hui, une partie de mon travail consiste à former la direction pour gérer les dysfonctionnements et les casses imprévus. Je participe aussi à l’intégration des nouveaux arrivants sur les premières règles de sécurité et de fonctionnement de notre organisation. Les quelques minutes que je passe avec eux pour les rassurer me positionnent de manière agréable dans une hiérarchie, sans pouvoir de décision. Cette position est finalement la plus intéressante, car je me sens écouté de tous, sans résultat obligatoire. Aux yeux de tous, j’ai du pouvoir sans en avoir le statut. Je ne donnerais pas ma part au chat, car je me sens libre d’apprécier tout le monde de la manière que je décide. Je me sens plus proche d’eux avec une préférence pour la gente féminine, et la réciprocité est au rendez-vous. Il n’y a pas vraiment de limites dans les discussions, les sujets ne manquent pas, les plus intimes non plus. Avec le temps, je finis par connaître plus ou moins tout le monde. Suis-je un beau parleur ? Je dirais non. Quel est mon secret à ces relations d’exception ? Je dirais : l’écoute. Nous n’avons jamais eu autant de moyens d’écoute, et pourtant nous n’avons jamais été aussi seuls qu’en ce moment.

Mon langage est plus que simple, dans ma vie privée et professionnelle. Quand certaines choses ne me plaisent pas, je finis toujours par le dire, d’une manière détournée et avec un humour qui me caractérise bien. De ce fait, je suis reconnu dans l’entreprise pour être un élément agréable, mais pas que. Je pense que l’honnêteté est bien plus bénéfique que le mensonge, même si par moment il n’y paraît pas. Je vais toujours faire en sorte de plaire, même si je ne suis pas content. Je sais aussi par expérience qu’il est agréable que l’on s’intéresse à nous. Par exemple, si j’arrive au travail et fais la tête pour diverses raisons, je préfère recevoir un compliment que me faire observer les traits tirés de mon visage. On me dit aussi charmeur, certainement, car il est bon de se sentir aimé sous toutes les coutures. L’intérêt que je porte aux femmes n’est pas dicté par une attirance physique, mais uniquement par un but amical et de bien-être. D’ailleurs, ma faiblesse à l'égard des femmes me joue des tours car j’ai du mal à refuser leurs demandes.

Cela va faire 37 ans que je travaille dans ma boite, et malgré des hauts et des bas, je n’ai aucun regret sur le temps passé dans la fabrique. Ou plutôt, dans « ma » fabrique, car nous sommes tous propriétaires d’une petite partie d’elle. Les piliers fondamentaux de l’entreprise sont le partage des richesses, la responsabilité, l’autonomie, l’identification personnelle en tant que membre d’une grande famille, et la solidarité. Mais depuis peu (je dirais mars 2021), je n’arrive plus à réaliser ce qui m’est demandé. L’entretien des locaux, le suivi des entreprises, ainsi que les règles élémentaires de sécurité. A cela s’ajoutent les différentes implantations des rayons. Il est demandé de la polyvalence aux collaborateurs, ainsi en cas d’arrêt de l’un, l’autre peut aussi le remplacer. Voilà une formule qui nous transforme un peu plus en travailleurs urgentistes, encore et toujours plus. La « pause-café » a aussi beaucoup évolué. Elle n’a plus d’heure, elle est prise tout au long de la journée. De nos jours, elle ressemble plus à une mini réunion qu’à un moment de relâchement mental et physique.

Je suis frustré d’un travail inachevé, je suis arrivé à une saturation physique mais également morale. Je n’arrive plus à prendre suffisamment de recul et mon jugement s’en ressent de plus en plus. La charge des tâches à réaliser ainsi que les méthodes de travail sont principalement les raisons d’un ras-le-bol qui prend le dessus. Physiquement, je sens bien que je n’ai plus 20 ans, et les efforts que je fais deviennent de plus en plus difficiles à récupérer. Je pensais être indestructible, mais le système a eu raison de moi. J’ai eu besoin d’une intervention chirurgicale cardiaque urgente, accompagnée d’une sorte de « ras-la-casquette » (syndrome d’épuisement professionnel, pour rester respectueux de ceux qui ne le sont pas) le 30 mars 2021. A ce moment-là, tout individu conscient de l’importance de la vie remet en question son fonctionnement, ce que j’ai fait durant mes deux mois d’arrêt de travail. Comment est-il possible d’en arriver là, dans une entreprise qui prône des valeurs d’humanité ?

J’ai grandi dans une famille où ma mère, débordée par un quotidien loin de ressembler à un conte de fées, jonglait entre l’éducation de sept enfants et son travail de femme de ménage. Mon père, quant à lui, était un homme plutôt violent, marqué par une guerre meurtrière qui l’avait révolté. Il travaillait énormément, peut-être pour fuir ses pensées. Dans cet environnement, j’ai grandi en me croyant indestructible. Et je l’ai été, longtemps. Mais un jour, la corde a fini par céder.

Mon métier… qu’est-ce que c’est ?

Mon métier, parlons-en. Ce n’est pas la joie tous les jours. Mais si je m’en sors plutôt bien, c’est grâce à mon vaste éventail de compétences (et peut-être un soupçon de débrouillardise pas toujours orthodoxe). Mon job, c’est 80 % de paperasse et 20 % de petites bricoles. Et, surprise, grâce à mon efficacité, il m’arrive d’avoir un peu de temps libre. Alors, comme tout bon « TISANE » (Traducteur Intelligent Sans Aucune Notion d’Effort), je me balade, je papote, et j’essaie de rester sympa avec tout le monde. Parfois même, je fais des choses juste pour faire plaisir. Mais il y a un problème. Plus je suis serviable, plus je deviens une cible pour des réflexions aussi intelligentes qu’un grille-pain en panne. Si ça continue, je vais me limiter à mon strict boulot, même si ça m’ennuie profondément. Parce qu’entre les interruptions incessantes et les collègues qui râlent dès que leur petite routine est perturbée, on frôle le niveau zéro de compréhension. Et bien sûr, ça gueule. Ça gueule fort, comme si crier réglait quoi que ce soit. En général, je prends sur moi et je passe à autre chose. Mais franchement, à force, l’envie de jouer les bons samaritains s’évapore.

Notre outil de travail... ah, ce pauvre outil de travail ! Souvent malmené, parfois par accident, parfois par incompétence, mais surtout – soyons honnêtes – par pur m'enfoutisme. Je vous vois venir : « Mais non, ce n’est pas nous ! ». Alors pourquoi personne ou pas toujours ne vient me dire quand il casse quelque chose ? Mystère... Du coup, moi, je retarde parfois les réparations, surtout celles des fameuses portes rapides en logistique. Oui, je sais, tout le monde n'est pas responsable. Mais puisque personne ne se dénonce, je condamne tout le collectif. Solidarité oblige ! Un petit détail : la plupart des employés ne connaissent pas le coût des réparations. C’est probablement de ma faute, je devrais mieux communiquer à ce sujet. Mais entre nous, même si vous saviez combien ça coûte, je ne suis pas convaincu que ça changerait quoi que ce soit. Soyons réalistes, hein ?

Passons au sujet qui fâche : chauffage et climatisation. Ce gouffre sans fond ! L’hiver, il fait froid ; l’été, il fait chaud. Et vous, chers collègues, chez vous, vous avez vraiment 19°C en été et 23°C en hiver ? J’en doute. Et puis, il y a notre gestionnaire informatique à distance. Une vraie merveille… ou plutôt une catastrophe ambulante. Je passe un temps fou à essayer de comprendre comment ça fonctionne – ou plutôt pourquoi ça ne fonctionne pas. Quant à la vidéo-surveillance, vous êtes nombreux à venir me voir : « Jette un œil, s’il te plaît ! ». Mais voilà, c’est interdit. Alors si on vous pique une veste dans le vestiaire commun qui n’est pas sous clé, je ne peux rien y faire. Désolé. Et que dire de cet espace flambant neuf que vous adorez ? Vous lui refaites un lifting tous les ans. Mais bon, tant qu’il y a des lumières qui s’allument dans vos rayons, je ne chôme pas. Pourtant, on m’a une fois reproché d’avoir fait tomber de la poussière sur un bureau en changeant une ampoule. J’en suis tombé des nues. Combien de fois ai-je ramassé vos petites « surprises » dans les placards, les vestiaires, la VNA ou l’ancienne salle ATM ? Et là, je me fais tirer dessus à bout portant pour un peu de poussière… Sérieusement ? Non mais, soyons réalistes : vous savez bien que mon téléphone sonne tout le temps, et pas toujours pour des raisons sensées. Entre les appels pour des broutilles et ceux qui, heureusement, en valent la peine, cette fois-ci, c’était clairement pour rien. Mais voilà, mauvais timing, mauvaise raison… et au final, une personne mécontente pour un travail que je n’aurais certainement jamais dû faire.

Si j’étais un jeu, je serais sans doute une balle de ping-pong, trimballée de partout par mes champions du monde préférés. Moi, je fais partie de la génération où il fallait bosser et fermer sa bouche. Mais aujourd’hui, il y a les 40 ans en quête de reconnaissance, les 20 ans sûrs d’eux sans avoir la connaissance, et puis… les bons à rien, tous âges confondus, qui regardent passer le train.

Mais bon, vous êtes formidables, je vous adore. Si seulement vous pouviez m’oublier un peu, ça ne me dérangerait pas. Et entre nous, arrêtez de regarder vos petits souliers : aujourd’hui, on est tous devenus un peu trop égoïstes.


Prochainement Episode 2

Les années fastes


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