Le souvenir 1

Les souvenirs du quartier où j’ai grandi

TRENTE JOURS DE SOLITUDE

Les souvenirs du quartier où j’ai grandi

J’ai toujours été un grand nostalgique.
Je crois que les années de mon adolescence restent, sans doute, les plus belles.
Cette époque d’insouciance, de découvertes, de premiers émois et d’explorations m’a laissé une empreinte indélébile — pour le meilleur… mais aussi, parfois, pour le pire.
Aujourd’hui, j’ai envie de partager avec vous un extrait d’une biographie que j’avais écrite il y a quelques années.

Ahhh mes souvenirs d'enfance, moments inoubliables comme à chacun. Après avoir passé deux mois à la campagne, la rentrée des classes approchait. De retour au quartier, je continuais à m’entraîner avec un pistolet à plomb, accompagné de mon fidèle ami Christophe. Nous tirions surtout sur des cibles en carton, ou de temps à autre sur des pigeons dans le quartier. Jusqu’au jour où Christophe me lança un défi : il soutenait que je n’arriverais pas à le toucher pendant qu’il passait sa tête par la porte entrebâillée, le temps de dire « coucou ». Il n’en fallait pas plus pour me convaincre d’essayer ! Les deux ou trois premières tentatives, je tirai dans la porte en manquant ma cible, pendant que mon ami ricanait de l’autre côté. Irrité par ma défaite, je me positionnai à l’avance, et appuyai sur la gâchette au moment où je vis la porte bouger. Cette fois-ci, je le tenais ! Je lui avais logé un plomb juste au-dessus de l’œil, et je l’entendis repartir en pleurant à l’intérieur de l’appartement. Paniqué à l’idée de lui avoir vraiment fait mal, je courus à sa poursuite, jusque dans sa chambre, où il m’accueillit avec des coups de poings. Je compris qu’il voulait se venger, et je résolus de le laisser faire en feignant la douleur : ainsi, nous étions quittes.

Au cours de toutes les aventures que j’ai connues avec Christophe, nous ne nous rendions jamais compte du danger et c’est aujourd’hui, avec le recul, que je m’aperçois de la chance que nous avons eue de nous en sortir indemnes. Surtout ce dimanche, alors que j’avais peut-être dix ans, où nous avons été abordés par un militaire en tenue devant la gare de Strasbourg. Il nous disait qu’il attendait son train, et entreprit de nous parler de la vie en caserne, un sujet qui nous fascinait. Comme nous étions encore petits, le fait qu’il mentionne avec insistance les douches collectives ne nous étonna pas, et je ne me méfiais toujours pas lorsqu’il nous proposa de venir prendre une douche chez lui. Pour moi, tous les adultes représentaient l’autorité, je ne pouvais donc pas envisager de désobéir ou de contredire les ordres de ce monsieur, en uniforme qui plus est. Pourtant, Christophe avait flairé le piège et me donnait discrètement de petits coups de coude. Voyant que je ne bougeais pas, il finit par dire que nous devions partir, tout en promettant au militaire de revenir plus tard. C’est un peu plus loin, à l’abri des regards, qu’il m’expliqua : « Tu n’as rien vu ? C’est un pédé ! ». Évidemment, la sexualité ou la pédophilie étaient des sujets tabous à l’époque, et mes parents n’avaient jamais pris la peine de m’expliquer ou de me mettre en garde. Heureusement que Christophe avait eu la présence d’esprit de refuser l’invitation de notre interlocuteur, parce que je suis sûr que si je m’étais trouvé seul ce jour-là, je l’aurais suivi sans discuter.


Je me souviens bien de mon premier baiser, à l’âge de sept ans. C’était un jour d’école comme un autre, il faisait beau et j’étais rentré manger à la maison pendant la pause de midi. En arrivant devant l’immeuble, je vis Mony, un voisin qui était copain avec mon frère, en train de manger des bonbons. J’étais moi-même très gourmand, mais on se souvient que je n’avais que rarement l’occasion d’en déguster. Ceux-là ressemblaient à de petits grains, comme du gros sel, mais avec des couleurs très vives, et je savais qu’ils pétillaient dans la bouche au contact de la salive. Je n’en avais encore jamais goûté, aussi je demandai à Mony de m’en donner quelques uns. Ce dernier me répondit en riant : « Si tu embrasses Isabelle sur la bouche, je t’en offre un sachet entier ». Isabelle était ma voisine du dessous, avec qui je passais beaucoup de temps à jouer dans la rue. Elle se tenait juste à côté de nous ce jour-là, mais je restais pétrifié par la peur et décidai de continuer mon chemin. Je dis donc à Mony que je le ferais plus tard, avant de retourner à l’école. A treize heures trente, alors que je me remettais en route, je m’aperçus que plusieurs de mes petits voisins m’attendaient dehors, impatients de voir si j’allais oser passer à l’acte. Même mes frères et sœurs étaient là ! Soudain, j’entendis Isabelle descendre les escaliers avec sa sœur. L’intéressée ne se doutait de rien et, à peine arrivée en bas, me vit bondir sur elle pour la coincer contre les boîtes-aux-lettres et lui déposer un gros smack sur les lèvres. Je n’eus même pas le temps de voir sa réaction, car je m’étais déjà enfui en courant. Mon honneur était sauf, même si au final je ne me souviens pas avoir reçu le fameux sachet de bonbons ! Heureusement, Isabelle me pardonna rapidement cet incident, et par la suite devint même ma « chérie » pendant quelques mois. L’histoire resta cependant longtemps gravée dans les mémoires de mes copains qui, dès qu’ils me voyaient, s’amusaient à chanter « Isabelle, je t’aime », un succès des Poppys sorti en 1973.

En plus de Christophe, je m’étais fait plusieurs amis dans le quartier et à l’école : je traînais souvent avec Maxime, Philippe, ou encore Laurent. Ce dernier était le plus fort dans la cour de récréation, tout le monde le craignait, et comme nous étions toujours ensemble, personne n’osait me chercher des noises. Grâce à lui, j’occupais le poste de « chef de la récré », ce qui me permettait de décider des jeux de tout le monde. L’école comptait peut-être deux cents élèves, et pendant les récréations je parvenais à faire mettre tout ce monde en rang, à donner des ordres et à me faire obéir. Les surveillants s’apercevaient de mon manège, mais ne disaient rien. En tout cas, détenir autant de pouvoir ne me déplaisait pas !

J’étais aussi connu dans la cité pour mon talent aux jeux de billes. Au début, comme je n’avais pas d’argent pour acheter des billes, et qu’il fallait bien me constituer un stock avant de pouvoir jouer, je mis au point au stratagème imparable : l’air de rien, je marchais sur les billes dispersées lors des jeux de mes copains, et ces dernières pénétraient dans mes chaussures grâce aux nombreux trous que j’avais dans la semelle. Au bout d’un moment, je pus commencer moi aussi à jouer, et comme je me débrouillais très bien, je me retrouvai bientôt avec plus de billes que je n’en avais besoin. Mes copains étaient dans le même cas que moi, et nous avons décidé d’en faire don à nos camarades moins fortunés. A plusieurs reprises, nous sommes montés au cinquième étage de notre immeuble, d’où nous avons appelé nos copains restés en bas, et annoncé un « lancer de billes ». Tous les enfants se précipitaient alors de l’autre côté de la rue en tendant leurs mains, jusqu’à ce que nous lancions le trésor. A ce moment-là, nous les regardions se jeter dessus comme des animaux affamés, et les voyant occupés, nous prenions un malin plaisir à leur lancer une deuxième salve de billes sur la tête.


Quand je repense à cette période et au quartier dans lequel nous vivions, je me rends compte que nous étions tous dans le même bateau. La cité comptait plusieurs dizaines d’immeubles alignés les uns à côté des autres, tous remplis de familles comme la nôtre. Les pères étaient tous plus ou moins violents, certains alcooliques, et les enfants passaient ( pour beaucoup) leurs journées dehors, à jouer ou à chaparder en attendant de devenir délinquants. Je n’ai jamais eu honte de ma façon de vivre. Tous les enfants du quartier se trouvaient logés à la même enseigne, et nous étions tous animés par le même rêve : quitter ce milieu. Certains avaient plus de chance que d’autres, mais au final nous partagions tous la même misère.


Comme nous manquions de tout à la maison, je ne pouvais m’empêcher de regarder avec envie certains de mes amis mieux lotis, qui venaient parfois à l’école avec des jouets ou des friandises. Vu le coût de la vie, nous ne recevions jamais de cadeaux, sauf à Noël et à Pâques, grâce au travail de mon père qui distribuait toujours des présents aux enfants des employés.


En remontant bien dans mes souvenirs aux alentours des années 1980, une usine de bonbons ouvrit derrière le Suma, ce qui nous apparut comme un don du ciel. Les précieuses friandises étaient stockées dans les caves de l’entreprise, derrière des fenêtres protégées par des barreaux. Mais il en fallait davantage pour nous arrêter : une fois la vitre brisée, Christophe et moi étions assez fins et souples pour nous faufiler à l’intérieur et nous remplir les poches. Notre expédition fut couronnée de succès, à tel point que nous ne savions plus que faire de tous ces bonbons volés. Nous avons donc décidé de les distribuer dans la cité : nous les donnions aux autres enfants, nous les jetions dans les rues, sur les toits des maisons… il en traîna dehors pendant des semaines !


Au fur et à mesure que je grandissais, les bêtises dont je me rendais coupable avec Christophe gagnaient en gravité et glissaient tout doucement vers la délinquance. Nous prenions un malin plaisir à saccager les voitures stationnées dans la cité, surtout lorsque nous en connaissions les propriétaires. Il y eut d’abord celle de Serge, notre voisin du dessous qui fit un séjour en prison lorsque j’avais une douzaine d’années. L’automobile était garée sous un rebord de fenêtre, ce qui nous permit de trouver un chemin d’accès facile pour monter sur le toit. Nous avons commencé par faire du toboggan sur le capot, sans penser à mal, puis nous sommes entrés à l’intérieur de la voiture pour jouer. Tout le monde pouvait nous voir, mais cela nous était égal. Au bout d’une heure de jeu, nous sommes sortis et avons constaté que la voiture était devenue une véritable épave. Le toit était enfoncé à force d’avoir sauté dessus, le pare-brise s’était cassé, les phares avaient été arrachés… Le véhicule était inutilisable, et la famille de Serge avait sans doute dû constater les dégâts, mais personne ne chercha jamais à se venger, même après le retour du propriétaire. Une semaine après les faits, une dépanneuse vint chercher l’épave pour l’emmener à la casse, et on n’en parla plus.

Les fêtes du nouvel an étaient aussi prétextes à de nombreuses bêtises plus ou moins graves selon les années. Déjà tout petit, je sortais avec les plus grands pour faire éclater des pétards dans les boîtes-aux-lettres, les pots d’échappement ou les poubelles. Nous étions peut-être une cinquantaine d’enfants dans l’immeuble, et sachant que la rue comptait une bonne dizaine de tours du même genre, nous nous retrouvions parfois à plus de cinq cents enfants et adultes dehors, avec la permission de deux heures du matin. Jusqu’à douze ou treize ans, je ne provoquai aucun gros dégât, hormis mes doigts brûlés une année. Puis, à partir de quatorze ans, nous avons eu l’idée, avec les copains, de remplacer les pétards par du chlorate de soude mélangé à du sucre. Cela donnait un produit explosif et extrêmement dangereux, avec lequel nous détruisions allégrement tout ce que nous trouvions sur notre passage. Parfois, nous nous amusions à tracer des croix gammées sur le sol, que nous faisions ensuite brûler. Les traces restaient sur le macadam pendant des années. D’autres fois, nous répandions notre mélange sur des lignes de plusieurs centaines de mètres, qui enfumaient le quartier entier une fois allumées.

Il est temps pour moi de me coucher, l'obscurité m'a coupé du monde.

A bientôt.